10

Des primates en avion. Aaack !

Maintenant, quand il prenait l’avion, Frank se sentait un peu nerveux. Il agrippa les bras de son fauteuil en pensant aux réalités de l’évaluation du risque, s’endormit. Il se réveilla alors qu’ils amorçaient la descente vers Logan. Ils allaient se poser sur l’eau, wouah ! Mais non. La piste apparut juste à temps, comme toujours.

Ensuite, Boston, une ville que Frank aimait bien. La conférence avait lieu au MIT, avec quelques réunions de l’autre côté du fleuve, à l’université.

Frank comprit très vite qu’il aurait du mal à saisir une occasion de parler en privé avec le docteur Taolini. Elle participait à l’organisation de la manifestation, et elle était très occupée. Frank ne la vit seule qu’une fois, dans un couloir, avant son intervention, et elle téléphonait.

Mais elle l’aperçut et lui fit signe d’approcher, tout en coupant court à la communication.

— Salut, Frank ! Je ne savais pas que vous alliez venir.

— Je me suis décidé à la dernière minute.

— Ah bon. Vous allez nous parler de ces nouveaux instituts ?

— Absolument. Mais j’aimerais vous parler en particulier. Enfin, si vous avez le temps, parce que je sais que vous êtes très prise.

— Oui, mais voyons un peu…

Elle consulta l’agenda de son téléphone portable.

— Vous pourriez venir me voir, après mon intervention ?

— Bien sûr. De toute façon, je serai là.

— Ce serait formidable.

Son topo portait sur les algorithmes destinés à déchiffrer le génome des méthanogènes. Elle parlait vite, et sur un ton emphatique, très adapté aux lumières de la rampe : une vedette, même au MIT, qui avait tendance à devenir une équipe de choc. Très classe, avec sa robe de soie grise, ses cheveux noirs coupés au carré au ras des épaules, encadrant un visage étroit aux traits nets, presque sculpturaux. Entre deux diapos, elle parcourait le public de ses grands yeux bruns sous des sourcils noirs, épais, transmettant une forte impression d’intelligence et de vivacité, de plaisir dans l’instant.

Après son intervention, beaucoup de gens, surtout des hommes, l’entourèrent, avec ce qui fit à Frank l’impression d’être un intérêt plus que scientifique. En se tournant pour répondre à une question, elle le vit et lui sourit.

— J’en ai pour une minute, dit-elle.

Une petite vague de plaisir, à ces mots, genre : « Ha ha, c’est moi qui vais rafler la mise avec cette beauté, oooooouuup ! »

Elle parlait d’une voix de gorge, qui aurait même été nasale si elle n’avait été aussi grave. Une sorte de basson, ou de hautbois, très séduisante. Une pointe d’accent, peut-être italien de Boston, mais si léger que Frank n’arrivait pas à l’identifier.

Puis, les autres ayant été évacués, il se retrouva seul en lice. Il eut un sourire maladroit, se sentant sur la défensive et tendu.

— Très bien, votre topo.

— Merci. Dites, si on sortait ? Je prendrais bien un café, et peut-être quelque chose à manger.

— Sûr. Ce serait super.

Ils se retrouvèrent dans le soleil éclatant et longèrent la Charles. Francesca suggéra une buvette de l’autre côté du pont de Massachusetts Avenue, et Frank la suivit avec plaisir. Il y avait beaucoup de ciel dans l’image, et la Charles, offerte au vent, était éclatante de lumière. L’endroit proposait un bon feng shui.

Ils parlèrent des instituts spécialisés que la NSF prévoyait de lancer. Francesca avait fait son post-doc à l’Institut Max Planck de Brème, et en avait gardé une forte impression. Arrivés à la buvette, ils achetèrent des scones et des cappuccinos, reprirent le pont. Frank s’arrêta pour regarder un huit barré féminin qui filait en dessous d’eux comme un gros insecte aquatique ; il se serait bien attardé, mais Francesca eut un frisson.

— Je commence à avoir froid, dit-elle. Byrd disait que c’était sur le pont de la Charles qu’il avait eu le plus froid.

— Byrd, l’explorateur des pôles ?!

— Oui. Mon mari, qui a participé au carottage de la calotte glaciaire, au Groenland, aime les classiques de la littérature polaire. C’est lui qui m’a rapporté cette citation de Byrd, parce que je me plaignais toujours du froid.

— Eh bien, regagnons la terre ferme.

— Il y a des bancs au soleil, juste là-bas, fit-elle en tendant le doigt.

— Il paraît que Byrd a seulement fait semblant d’arriver aux pôles…

— Ça expliquerait peut-être qu’il n’ait jamais mis les pieds dans un endroit plus glacial que celui-ci, fit-elle en riant.

— Vous croyez qu’il a tout inventé ?

— Je ne sais pas. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il a passé un hiver sur la plate-forme glaciaire de Ross.

— Ce ne serait plus possible, aujourd’hui.

— Bien sûr que si. Il y a encore des gens qui vivent sur les gros fragments à la dérive. C’est ce que Jack me dit. Des icebergs aussi grands que le Massachusetts, sur lesquels les gens se sont installés.

— Hum, marrant. Que fait-il ?

— Il est paléoclimatologue. Il y a longtemps qu’il étudie le Dryas récent.

— Vraiment ?! Il paraît que c’est le climat vers lequel nous retournons en ce moment…

— En effet. Il est souvent en déplacement pour donner des conférences sur la question. C’est assez sportif, avec les enfants.

— Ça, j’imagine. Vous en avez combien ?

— Deux. Angie, huit ans, et Tom, cinq ans.

— Waouh ! Vous ne devez pas vous ennuyer.

— Ça non. C’est vraiment de la folie.

Ils s’assirent sur un banc qui donnait sur le fleuve et mangèrent leurs scones en bavardant. C’était une belle femme. Frank ne s’en était pas vraiment rendu compte pendant la réunion du panel, à la NSF. Certes, il connaissait la célèbre expérience de la femme séduisante qui abordait des hommes, sur un pont, et leur demandait sous un prétexte plausible de la rappeler par la suite, et soixante-dix pour cent des hommes du pont la rappelaient en effet, contre trente pour cent des hommes accostés de la même façon dans un parc. Il se pouvait donc que ce ne soit qu’un exemple du fameux « effet pont ». Enfin, quelle importance ? Elle avait vraiment de l’allure. Des boucles noires, en désordre, autour d’un visage méditerranéen spectaculaire ; des dents bien rangées, un peu rentrées. De la personnalité, de la classe, et intelligente, par-dessus le marché. S’il avait dû trouver une actrice de cinéma pour jouer son rôle, il aurait fallu faire appel à l’une des dernières beautés exotiques italiennes, une Sophia Loren plus jeune, ou une Claudia Cardinale.

Un réel plaisir, rien qu’à la regarder manger.

Il repensa à un article qu’il avait lu un jour sur la séduction exercée par les femelles humaines. D’après l’article, même les critères de beauté faciale renvoyaient à des indices de potentiel reproducteur : la symétrie révélait un ADN sain, des yeux largement écartés étaient signe de bonne vue, des pommettes saillantes et une mâchoire bien dessinée traduisaient une « efficacité masticatoire ». À ce stade de sa lecture, Anna avait passé la tête par la porte de son bureau pour voir ce qui le faisait tellement rigoler. « Le fait que tu mastiques bien ta nourriture est sexy ! » lui avait-il dit en lui tendant l’article, en proie à un fou rire convulsif. Ce que la sociobiologie pouvait être stupide ! Anna s’était marrée à son tour, et sa radieuse hilarité avait perlé dans les couloirs.

Frank eut un sourire en y repensant, en regardant Francesca boire son cappuccino à petites gorgées. Aucun doute, elle mastiquait efficacement. Et elle avait des jambes assez rapides pour échapper aux prédateurs, le bassin assez large pour la parturition, des glandes mammaires assez généreuses pour nourrir des enfants, oui, assurément, elle avait une sacrée silhouette, pour autant qu’on pouvait la deviner sous sa robe – sauf qu’on la devinait rudement bien, en effet. Elle aurait sûrement beaucoup de rejetons tout ce qu’il y avait de réussis, et elle était donc belle. C’était tellement crétin ! Aucune reductio ad absurdum ne pouvait être plus absurde.

— Oui, c’est plutôt mouvementé, dit-elle entre deux bouchées, en réponse à une question qu’il ne se rappelait plus lui avoir posée.

Elle n’avait pas l’air de suivre le cheminement de sa pensée, mais peut-être que si, après tout ; peut-être aussi qu’il la fixait, les yeux écarquillés.

— Dans l’ensemble, ça marche, mais (mâche, mâche), c’est vraiment la panique. Je ne sais pas pourquoi (avale), j’ai l’impression que c’est de plus en plus dingue.

Frank hocha la tête.

— C’est vrai, dit-il entre deux bouchées. Même pour moi, et je ne suis pas marié.

— Ce qui explique que vous soyez si occupé ! fit-elle en souriant.

Avec un petit coup d’épaule complice.

Surpris, Frank ne put qu’acquiescer. Il y avait toutes sortes de façons d’être débordé, se dit-il, et ses journées étaient bien remplies. Elle savourait son cappuccino, l’air détendue et contente. Pas flirteuse, mais chaleureuse. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait, quel homme trouverait à y redire ? D’une petite langue rose comme celle d’un chat, elle lécha la moustache de café qui soulignait sa lèvre supérieure. L’hypothèse de la symétrie comme critère de beauté était évidemment dingue ; Frank avait tendance à se focaliser sur l’asymétrie dans le visage des gens, et il avait souvent noté que c’était précisément ce qui attirait le regard comme un aimant, ou le retenait. Comme en cet instant, où il venait de remarquer que le nez pointu de Francesca partait très légèrement sur la gauche avant de se redresser. Magnétique.

Et puis, évidemment, il l’enviait. Laboratoire, poste universitaire, maison, partenaire, enfants : elle avait tout. Et elle avait beau dire qu’elle menait une vie de dingue, elle avait l’air détendue et heureuse. Comblée. « Elle a vraiment tout pour elle, hein ? » comme aurait dit la mère de Frank, dont c’était l’une des formules les plus énervantes. À ce stade de sa vie, Frank doutait que qui que ce soit, en ce bas monde, ait « tout pour lui », au sens où sa mère l’entendait. Enfin, si quelqu’un l’avait, c’était peut-être bien cette femme.

Alors Frank bavardait joyeusement, plein d’admiration, de respect, d’envie, de doute, de ressentiment, de suspicion, et d’un désir peut-être catalysé par le pont, mais pas moins réel pour autant. Mais ça, il avait intérêt à le dissimuler. Elle devait avoir l’habitude de susciter ce genre de réaction chez les hommes. Certaines régions non conscientes de l’esprit y étaient très sensibles.

Il avait aussi intérêt à y aller comme sur des œufs quand il se déciderait à essayer de se renseigner sur son travail. Elle avait fini son scone, et elle allait sûrement bientôt suggérer de retourner au boulot, alors c’était probablement le moment ou jamais.

Mais ce n’était pas un sujet que les chercheurs abordaient aisément lors des rencontres professionnelles, parce que ça touchait de trop près la question des revenus personnels. Comment monnayez-vous vos recherches universitaires ? Combien gagnez-vous ? On ne posait pas ce genre de question.

Il essaya une approche indirecte :

— La charge d’enseignement est-elle très lourde, par ici ?

Elle l’était.

— Vous assumez une part de travaux administratifs ?

En effet.

— Et il me semble vous avoir entendu dire que vous êtes consultante, aussi ?

— Oui, répondit-elle, l’air un peu surprise, probablement parce qu’elle ne se rappelait pas l’avoir dit. Juste un peu. Ça ne me prend pas beaucoup de temps. Une boîte à Londres, une autre à Atlanta.

Frank hocha la tête.

— Je l’ai un peu fait, à San Diego. Les biotechs ont bien besoin d’aide, même si elles donnent l’impression d’avoir du mal à transformer les résultats de labo en produits. Comme ceux que nous avions évalués lors de ce panel, l’automne dernier.

— Ah oui, c’était intéressant.

Ça paraissait devoir rester au niveau de la conversation polie. Et puis elle lui jeta un coup d’œil et poursuivit :

— J’avais vu, à ce moment-là, une proposition qui m’avait paru intéressante, et que le panel avait retoquée.

— Ah bon ?

— Oui. Celle d’un certain Yann Pierzinski.

— Oh oui. Je me souviens. C’était un bon projet. J’étais dans son jury de thèse, à Caltech. Un travail vraiment intéressant.

— Oui, dit-elle. Mais ce n’est pas ce que le panel avait pensé.

— Non. Ça m’avait surpris, je m’en souviens.

— Moi aussi. D’ailleurs, quand Small Delivery m’a fait savoir qu’ils cherchaient un biomathématicien, je le leur ai recommandé.

— Oh. C’est donc comme ça que ça s’est passé ?

— Oui.

Elle avait des prunelles acajou, piquetées de brun plus clair. Était-ce le visage de ce que la science pouvait devenir, dans toute sa vivacité et sa sophistication ?

— Enfin, dit-il prudemment, tant mieux pour lui. Son sujet de recherche m’avait bien plu, à moi aussi.

— Ce n’est pas l’impression que j’avais eue, sur le coup.

— C’est-à-dire que… j’étais dans son jury de thèse. Et de toute façon, je m’efforce de ne pas donner mon point de vue personnel dans les panels que j’organise.

— Non ?

— Non. Je me contente d’animer les débats. Je ne veux influencer personne.

— Alors vous devriez faire attention aux demandes de subvention que vous confiez à Stuart Thornton, dit-elle avec un petit sourire ironique.

— Ah bon ? fit-il, sur la défensive, surpris. Vous trouvez ?

— Hum hum, fit-elle en le regardant.

— Je crois que je vois ce que vous voulez dire. C’était probablement une erreur de l’inviter au panel, de toute façon. Seulement voilà…

Il agita la main : tous ceux qui se trouvaient légitimement à la pointe de la recherche méritaient d’être consultés, quelle que soit leur personnalité.

Elle fronça imperceptiblement le sourcil, comme si elle n’était pas d’accord, ou comme si elle n’appréciait pas qu’il fasse semblant de penser qu’elle ne savait pas ce qu’il avait fait.

Frank poursuivit :

— En tout cas, apparemment, ça s’est bien terminé pour Yann, grâce à vous.

— Oui. Enfin, espérons-le.

Une gorgée de cappuccino. Elle avait de longs doigts aux ongles vernis – un vernis transparent, brillant. Son seul bijou était une mince alliance. Frank baissa les yeux pour ne pas croiser son regard pénétrant. Elle avait des chaussures ouvertes au bout, les ongles de pied vernis en rose. Frank avait toujours considéré le vernis à ongles sur les orteils comme une sorte de test d’intelligence que ses praticiens auraient lamentablement foiré ; et voilà que le docteur Taolini, titulaire d’une chaire au MIT, membre de l’Académie nationale des sciences, exposait sans vergogne, au vu et au su de l’univers entier, des ongles de pied vernis en rose. Il allait être obligé de revoir partiellement son point de vue.

— Enfin, dit-il prudemment, je me réjouis que Yann ait trouvé un bon point de chute, mais j’aimerais quand même faire appel à lui pour un de ces nouveaux instituts.

— Ce serait peut-être possible, dit-elle. Il n’est plus inhabituel d’avoir plusieurs casquettes.

— À l’université, en tout cas. Vous pensez que son contrat lui permettrait ce genre de chose ?

Elle haussa les épaules, eut un petit geste bien dans sa manière : « Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis qu’une consultante. »

Il avait appris ce qu’il voulait savoir, concernant ses relations avec Yann. Il ne pouvait pas insister davantage sans que ça paraisse bizarre. Elle se prélassait au soleil, dans le vent, et elle voudrait bientôt regagner la conférence.

Il aurait pu lui demander de but en blanc si elle était au courant de la surveillance dont ils faisaient l’objet. Il aurait pu partager ce qu’il savait. Encore un dilemme du prisonnier : chacun d’eux savait des choses dont l’autre pourrait probablement tirer profit s’il en était informé, mais c’était un risque de les évoquer. L’autre pourrait trahir. Le plus sûr était de trahir soi-même, à titre préventif. Enfin, Frank était enclin à tenter les stratégies les plus généreuses, ces temps-ci, et il avait envie de lui dire : « Nous sommes dans le collimateur de la Sécurité du territoire, dans le cadre d’une surveillance centrée sur Pierzinski. Vous le saviez ? Pourquoi pensez-vous qu’ils font ça ? Que croyez-vous qu’il se passe ? »

Mais elle risquait de demander : « Comment le savez-vous ? » Et là, il serait coincé. Il ne pouvait pas dire : « Je me suis amouraché d’un fantôme qui m’a embrassé dans un ascenseur et qui me l’a appris. » Ce n’était vraiment pas le genre de chose qu’il avait envie d’avouer à cette femme.

D’un autre côté, c’était assez tentant ; ce serait génial d’être assez proche d’une personne pareille pour pouvoir se confier à elle ; peut-être qu’elle rirait, peut-être qu’elle lui flanquerait un autre petit coup d’épaule, pour lui tirer les vers du nez.

En réalité, il n’était pas si proche d’elle que ça. Alors il ne pouvait pas lui en parler.

Il lui vint à l’esprit une autre approche :

— Je m’intéresse à la découverte d’algorithmes ou d’autres moyens de faire le tri dans les différentes propositions climatiques qui nous sont faites, pour voir si certaines sont assez intéressantes pour qu’on embraye dessus tout de suite. Des moyens de vérifier non seulement la portée physique des projets, ça, c’est la partie facile, d’une certaine façon, mais aussi leur viabilité économique et politique.

— Vraiment ? fit-elle, intéressée.

— J’ai lu quelque chose qui venait, je crois, du MIT – évidemment, il y a un million de choses qui émanent du MIT, mais vous avez peut-être entendu parler de ça, une sorte de marché à terme des idées ? Vous réunissez un groupe d’acteurs du marché et vous triez les idées en fonction de la somme que les gens sont prêts à miser sur elles…

— J’ai entendu parler d’un programme de simulation de cette espèce, en effet, dit-elle. Pour moi, c’est le type même de situation où la simulation rate son but. De vrais experts qui risquent vraiment de l’argent auraient plus de chance de produire le genre de rétroaction qu’on est censé attendre d’un marché à terme.

— Oui. C’est aussi mon point de vue.

— Alors, je ne sais pas. Vous devriez en parler à Angelo Stavros.

— Quel département ? demanda Frank en prenant son téléphone portable pour enregistrer l’information.

Puis tout à coup il se rappela que son cellulaire pouvait être sur écoute.

— Le département d’économie. Mais de quoi s’agit-il, au juste ?

Elle l’observait attentivement, maintenant, et il se demanda si elle n’en savait pas plus long qu’elle ne voulait bien le lui dire sur le marché à terme des idées.

— Je commence à penser que vous avez probablement raison. En fin de compte, ça exigerait l’analyse habituelle des options à laquelle nous avons toujours procédé jusque-là.

— Un autre panel, vous voulez dire ?

— Oui, fit-il avec un petit rire mélancolique. Je suppose.

Soudain, elle eut un sourire torve, ses yeux lancèrent des éclairs, et elle dit, comme en italique :

— Vous auriez tout intérêt à éviter d’inviter Thornton.

Un peu plus tard, il longeait, seul, la rive nord de la Charles, en savourant le vent qui ridait l’eau.

Voyons… Francesca Taolini semblait avoir deviné ce qu’il mijotait lors de ce fameux panel. Peut-être le fait d’y avoir convié Thornton avait-il constitué une manœuvre un peu grossière, une sorte de pavé dans la mare, qui ne pouvait manquer d’attirer son attention, ajoutant probablement encore à l’intérêt qu’elle portait déjà au projet de Pierzinski.

C’était un choc pour lui, petit mais profond, comme son coup d’épaule. Déstabilisant. Il supposait qu’il finirait par retrouver son équilibre. En attendant, c’était un genre de frémissement, de grattouillis, de douleur. Bref, du désir.

Ainsi donc, il voyait la beauté chez les femmes. À Boston, le long de la Charles, elle se traduisait surtout par la jeunesse et l’intelligence. Rien d’étonnant à ça : soixante organismes qui décernaient des diplômes, trois cent mille étudiants environ, soit au minimum cent cinquante mille jeunes femmes nubiles. C’était peut-être pour ça que les hommes restaient à Boston après la fin de leurs études, et qu’ils étaient hyperactifs sur le plan intellectuel, tellement frustrés, si souvent alcooliques et si mauvais conducteurs. Ça lui paraissait parfaitement logique. Frank se sentait plein d’aspirations, les femmes de cet endroit étaient toutes des déesses lâchées au soleil. L’image de Francesca Taolini le mettait même d’une certaine façon en colère ; elle avait flirté avec lui avec désinvolture, joué avec lui. Il voulait que sa Caroline le rappelle, il voulait l’embrasser, et plus encore. Il la voulait.

 

Au Rock Creek Park, les choses étaient bien différentes. Dès son retour, tard, ce soir-là, Frank alla se promener vers les tables de pique-nique. En le voyant, Zeno hurla :

— Hé, c’est le professeur ! Tu veux tirer un coup pas cher ? Elle le fait pour cinq dollars !

Ce qui fit pousser de grands cris railleurs aux autres. La femme assise parmi eux leva les yeux au ciel sans cesser de tricoter. Elle avait déjà tout entendu. Blonde, carrée, stoïque. En réalité, Zeno et les autres étaient contents qu’elle soit là, mais ils le montraient bêtement.

— Non, merci, répondit Frank.

Il sortit un pack de bière d’un sac d’épicerie pour couper court aux conneries de Zeno avant que ça n’aille trop loin. Il en proposa une à la femme, qui secoua la tête.

— J’en suis à mon soixante-cinquième jour, dit-elle à Frank avec un éclair de sourire édenté. Soixante-cinq jours, et je traîne encore avec ces abrutis !

— Yarr !! firent-ils, réjouis.

— Félicitations, dit Frank.

— Pour quoi ? lança Zeno. Pour rester sobre, ou pour traîner avec nous ?

Leçons d’humour dans un parc.

On n’y voyait pas beaucoup de femmes, remarqua Frank en s’asseyant à la table, avec elle ; et celles qu’on voyait paraissaient tristes, des épaves qui s’en tiraient de justesse. Se retrouver à la rue était dur pour tout le monde, mais plus encore pour les femmes. Elles ne pouvaient pas faire comme si c’était une espèce d’aventure.

Et pourtant, l’économie tenait à ses cinq pour cent de chômage minimum, pour maintenir la « pression salariale » idoine. Des millions de gens cherchaient du boulot et n’en trouvaient pas, ne pouvaient pas se permettre de se loger et souffraient d’« insécurité alimentaire », tout ça pour que les entreprises puissent maintenir de bas salaires.

Frank n’était pas comme ça. Il était là en dilettante, un SDF amateur. Par choix, ce qui faisait toute la différence. Il aurait pu payer un loyer, il aurait pu verser une caution et s’installer. Au lieu de ça, il traînait là, à entretenir leur feu minable et à enchaîner les parties avec Chessman, en perdant quatre, non sans s’être bagarré comme un beau diable pour la dernière. Chessman partit avec ses vingt dollars, Frank se leva et s’enfonça dans la nuit en s’assurant que personne ne le suivait. Il alla à son arbre, fit descendre Miss Piggy et monta dans sa cabane, s’allongea sur le meilleur lit du monde et lut à la lumière de sa lanterne Coleman, bercé par le bruit du vent dans les feuilles. Que le vent chasse le monde de ses cheveux. Bercé comme un bébé dans la cime de l’arbre. C’était un soulagement de se retrouver là, après l’étrangeté de la journée.

Les cheveux ondulés étaient-ils adaptatifs ? Les boucles emmêlées, aussi noires qu’une aile de corbeau ?

Il avait envie d’elle.

Enfin, merde, quoi ! La sociobiologie était une mauvaise habitude dont on ne se débarrassait jamais. Une fois qu’elle avait envahi vos pensées, il était impossible d’oublier que les êtres humains n’étaient que des singes, aux désirs façonnés par la vie dans la savane. Vues sous cet angle, toutes les manœuvres auxquelles on assistait dans le laboratoire politique ou dans les conseils d’administration devenaient autant de pulsions pour la nourriture ou le sexe ; les rebuffades verbales d’un patron étaient l’équivalent du revers de main esquissé par un gorille argenté, le flirt et la façon dont les femmes vous envoyaient balader rappelaient l’attitude du babouin femelle qui tournait dédaigneusement la tête, l’air de dire : Tu n’arriveras pas à me baiser, et si tu essaies, mes sœurs te flanqueront une tannée. Et quand ça marchait, ça évoquait ces babouins qui vous fourraient leur derrière rose sous le nez au passage, disant : Je suis en chaleur, tu peux me baiser si tu veux, vous flanquant un coup d’épaule complice, ou regardant dans le vide, l’air de s’ennuyer…

Mais le problème, quand il envisageait les interactions avec les autres selon cette perspective, c’est qu’en réalité ça ne lui était pas d’un grand secours. D’abord, ça le laissait souvent sans voix. Comme à la gym, par exemple. Bon Dieu ! si ce n’était pas la savane, alors il ne voyait pas ce qui y ressemblerait davantage – et si c’était le discours primal, alors il préférait passer son tour, merci beaucoup, et rester seul. Il était trop inhibé pour s’exhiber, et trop honnête pour s’exprimer à l’aide d’un code plein d’euphémismes. Il était trop emprunté. Trop timoré. Le sexe recelait un pouvoir terrifiant, et il voulait que ça se passe bien. Il voulait que ça fasse partie d’un tout monogame. Il voulait que l’amour soit réel. Et la science pouvait aller se faire foutre !

Ou bien : qu’elle devienne utile. Un atout, bordel ! C’était pareil dans sa vie personnelle et dans le monde en général. Si la science n’y pouvait rien, alors c’était une perte de temps stérile. Ça devait être utile, parce que si ça ne servait à rien, le monde n’était plus qu’un misérable merdier. Avec lui au milieu.

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